Marcheurs (2)
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Dans la rangée des phares, la mère avec le carton sur l’épaule, le sac blanc surexposé dans la main droite.
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Le jambe nue en avant, le fait divers sur le New York Post sur la pile à terre. Sous le short du vendeur : l’autre jambe appuyée contre le mur, la basket blanche.
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La nuit, à 2h 40 passé, les derniers arrivants pour le bus pour la capitale pour l’embauche, sur le bord de la route.
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image: Sophie Ristelhueber
Marcheurs
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« Nada nada nada nada nada nada nada » : la didascalie pour marquer la voie étroite qui mène au Mont Carmel, sur le schéma de Jean de la Croix, entre « y por aqui no hay camino », « ni eso ni eso », « ni esotro ni esotro ».
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Sur un muret de béton, la nuit, deux jambes jaunes entre les herbes.
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Sur la chaussée avec les gravats et les canalisations, la femme et ses quatre larges coussins à fleurs sous le bras.
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Près d’Odessa : l’homme en caleçon blanc torse nu sur le bord de la route, qui cueille des prunes derrière les orties.
Looking for them
It is difficult
to get the news
from poems
yet men die miserably
every day
for lack
of what is found
there.
William Carlos Williams
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« Je m’appelle Renato, mon père est italien, il est monté sur le bateau [lors de l’évacuation de 1994, peu avant la fin en débandade de l’opération américaine » Restore Hope » en Somalie] , mais il n’a pas vu que les gardes m’ont refoulé. Le bateau est parti sans moi. Mon père s’appelle Franco Malvestito. Après, j’ai reçu deux balles dans la tête, mon cerveau est touché, je ne suis pas normal, j’ai deux enfants, vous croyez que je vais m’en sortir ? »
Noté par Serge Michel, Le Monde – Somalie, janvier 07
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« Je l’avais cachée sous ma langue, j’ai été réveillée par un homme qui me tenait la bouche ouverte et qui fouillait dedans avec ses doigts. »
Noté par Yves Eudes, le Monde – Paris, La Goutte d’or, mars 2005
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« Quand on a eu notre premier UVF [Unité de visites familiales], il y a deux mois, cela faisait huit ans, depuis l’Espagne, qu’on n’avait pas couché ensemble. On était tellement nerveux, on faisait tout pour éviter le lit. »
Noté par Ondine Millot, Libé – Avignon, juin 2008
Dans le jardin
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Dans le jardin du vieux : un grand plan de graviers couleur grise. Des cailloux, sphériques, pleins, à cavités, à cassures, à dents, à arrêtes, avec des entailles hélicoïdales, des traces de coquillages, des protubérances, des incrustations d’autres roches d’autres couleurs, avec des angles, des angles droits, des redites, des concrétions, de petites particules, des plans rugueux, de légères tâches, des orifices pleins et vides de poussière, des creux d’aiguilles incompréhensibles, des stries, des stries espacées, des stries profondes, des faces, des allongements, des signes et des boucles, des renfoncements.
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image: Vladimir Skoda
Le mou
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Étonnantes ces formes que le rêve saisit, ces déguisements – trois phrases d’une chanson détournées, un mot-valise, quelque chose qu’on n’ouvre pas, qui transpire pourtant. C’est dans la tête comme un sucre dans l’eau chaude.
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Les chemins d’une tête mal réveillée. Le mou dans lequel elle marche, vite étonnamment, espace restreint.
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Moins d’intérêt au réveil pour la vitesse, l’idée qui file d’un point à l’autre. Plutôt la graine, la condensation : le bain.
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œil rouge plié, bouche ouverte.
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Image: Ernest Pignon-Ernest
« Feu! Feu! »
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Celle qui ne sait pas du tout ce qu’il faut entendre par solitude – elle est, dit-elle, « entrée en silence ». Elle ajoute : « heureuse ».
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Chaque jour était tout le temps, complètement dépris. L’exact opposé d’une journée de petite fille pianiste, par exemple.
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Lorsqu’elle se retranche dans un rêve, et depuis l’enfance, d’abord elle dit « feu ! feu ! » à voix basse mais ferme.
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image: Isabelle Levenez
Et puis ça disparaît
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Cette nuit j’épouse A, puis elle disparaît. Tout le monde me demande « mais où est A ? » et je suis incapable de répondre.
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C’est l’histoire d’une étrangère à qui, après 23 ans sans cesser de ne pas parler, il cesse d’arriver quoi que ce soit.
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La douceur dans cette façon d’écrire « on », enfantine chez Duras et Tarkos : un « on » littéraire qui fait faiblesse commune, écroulement un peu, communément.
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image: Tosani
Dans les robines
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« Une petite fille perdue sur la place du marché, comme à demi-née. »
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Une robine est une pente ravinée formée de marnes sombres, roches sédimentaires d’argile et de calcaire mêlés à du sable, qui se délitent aisément. Leur coloration va du beige au noir le plus intense.
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« Et le bon Saint François qui disait Ma Petite Sœur la Mort, lui qui n’avait jamais eu de sœur. »
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image: Marlene Dumas
Ca n’est pas sûr
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Le schizophrène dont les pensées « ne font plus de bruit » après le médicament. Malheureusement il continue de les entendre.
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L’anglaise qui cherche des cigarettes et qui se plaint : on ne cesse de lui dire de tourner à la prochaine rue, à droite.
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Cette nuit rêvé qu’on nous enlève. L est avec moi. Nous ne pouvons pas je ne sais quoi, mais il est certain que nous ne pouvons pas. Et pris, on nous emmène.
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image : Michael Hlobo
Carnet de vacances
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Ce matin, très tôt on distingue nettement une nappe de brume horizontale de quelques mètres d’épaisseur. Là-dedans les rayons du soleil encore bas, obliques font prise. Entre les ombres des oliviers en désordre, seuls éléments nets du paysage, un poulet minuscule, sans tête se poursuit encore lui-même.
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Dans une verrière posée sur quatre pieds, une table en formica blanche (on s’y penche) il y a une étendue de terre rouge, fine qui est presque du sable & deux verres droits de cantine. Un sillon doux, tracé à pleine paume, a rempli l’un d’eux aux trois-quarts. Le second est laissé vide, la terre monte presque jusqu’à ras-bord.
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Une route la nuit, les deux sillons de terre claire tassée par les roues de voiture, au centre quelques rappels de vert, un monticule à peine perceptible et tout autour, tout au long de la route (on avance dans les phares) la masse mi-verte mi-noire des feuillages. Au fur et à mesure elle semble s’évaser dans une clairière terreuse, puis elle s’enfonce de nouveau dans les arbres.
On entend les cahots, les crissements du châssis, des sièges qui se diffuse à peine dans la pièce, depuis un labyrinthe rudimentaire de pans de laine tendus (on ne voit pas les fils) sans plafond : on devine l’écran à travers eux, on devinerait son bras en le passant de l’autre côté, on a chaud à cause du manque d’air et de la laine. Il y a là quelque chose de féminin, d’ouvert dans un espace très réduit : une infinité de pliures et de grosses mottes de laine encore au sol non filée, on s’y prend les pieds.
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image: Picasso